mon stylo et mes mots
Autrefois, je mâchais mon crayon à papier à l’école jusqu’à en avaler la mine et tout le bois qui l’entourait. « Tu as bonne mine » disait mon père pour faire un bon mot. « Mais tu vas t’intoxiquer », ajoutait ma mère, toujours soucieuse de ma santé.
Eh oui, c’est devenu chez moi une vieille habitude. Mes mots, avant de les écrire, je les mâche et je les suce à la pointe de mon stylo, car j‘ai réalisé un jour que c’est précisément à cet endroit qu’ils aiment se rassembler, s’entasser, c’est là en fait qu’ils sont le plus nombreux. Je fais d’abord un tri, je choisis les plus beaux, les plus rares, les plus goûteux ; ceux qui vous laissent un arrière-goût agréable dans la bouche, ceux qui sont parfumés au miel, à la vanille, à la cannelle, ou même à l’arbouse, à la myrte ou à la frangipane, cela varie selon les cas, les saisons, la fantaisie de mon imaginaire. Souvent je mets des heures à les mâcher, je les fais fondre un à un lentement dans ma bouche, et au moment de les utiliser, voici que le mot, l’idée, se sont évaporés. J’ai été trop gourmande. Tout est à recommencer.
Parfois aussi, je les recrache, trop amers, trop sincères, ou trop imprécis, ou dangereux pour la santé. Les plus nocifs sont ceux qui vous collent au palais et dont ne peut plus se débarrasser. Ils vous taraudent, vous empoisonnent, interfèrent avec les autres, ou leur font tout simplement la guerre, ce sont les parasites de la pensée.
J’ai bien failli mourir un jour d‘un crayon d’ardoise dans l’oreille. Belle mort, me direz-vous ! Eh oui, j’avais une autre manie, à la maternelle, c’était de me fourrer le crayon dans l’oreille ; pour mieux entendre ce qu’il avait à me dire, sans doute ? Hélas, le crayon d’ardoise me parlait pas ma langue, il avait un langage hermétique, il ne connaissait ni les mots, ni les lettres, encore moins les syllabes, il ne savait ânonner qu’une seule langue, celle du langage chiffré. Et moi je restais sourde, et pour cause, à son appel. Car je n’ai jamais rien compris aux nombres et encore moins aux opérations.
Les années ont passé, mon stylo a changé, il s’est modernisé, s’est customisé, plus design, plus élégant, il ne coule même plus, comme autrefois, sur les doigts violets de ma main droite, non, il s’est adapté à la vie actuelle, aux nouvelles habitudes, mais je ne m’en sers plus souvent. Je l’ai relégué dans un coin du bureau, dans son bel étui, à gauche de l’ordinateur, lequel, de son œil vif et de sa fenêtre ouverte le nargue, le titille à longueur de journée, je ressens alors toute la nostalgie qui imprègne sa plume désormais protégée par un capuchon quasiment fermé en permanence.
Et quand par hasard je le reprends, que je le sens frétiller de joie entre mes doigts, il me revient soudain en mémoire, comme une bouffée de bonheur, toutes ces senteurs anciennes d’un mystérieux alphabet, tous ces petits bouquets de mots titubants et balbutiants, toutes ces jeunes fleurs d’encre odorante que l’on mâche et remâche dans les vastes prairies de l’enfance.
Cloclo, pour Impromptus littéraires.