TIRE L'AIGUILLE, MA FILLE...
Jour de pluie. Temps maussade et gris. Pas question de sortir. Pourtant, c'est jeudi. Il n'y aura ni balançoire, ni partie de ballon, ni de cache-cache. Sors plutôt ton ouvrage, dit ma mère. Je fais la grimace. Je m'avance à pas lents vers la "travailleuse", en soulève mollement le couvercle, extirpe nonchalamment la pelote d'aiguilles, choisis la plus grosse. Lorsque j'ai enfin retrouvé le bon écheveau de coton, enchevêtré au milieu des autres, je le débobine sur la plus grande longueur qui me soit possible, le coupe à l'aide des petits ciseaux à bouts toujours très affutés, et entreprends la phase la plus délicate dans ce genre d'exercice : enfiler l'extrémité du fil dans le chas de l'aiguille. Cette opération me prend bien un quart d'heure, c'est toujours ça de gagné sur le temps global consacré à ce travail que j'exècre.
Allume donc la veilleuse, tu y verras mieux, dit ma mère. Surtout pas, ça risquerait de précipiter les choses. Elle m'a donné un autre petit truc pour gagner du temps : placer l'aiguille devant une surface blanche, afin de mieux en distinguer l'ouverture. Je fais mine d'obéir, mais dès qu'elle claque les talons, je me renfrogne dans le coin le plus sombre de la pièce et je poursuis mon travail de sape. Puis sors à contre-coeur le bout de toile informe sur lequel j'ai commencé un début de broderie. Ca s'appelle du point de croix, il faut croiser les points, comme son nom l'indique, c'est assommant et répétitif, je tire l'aiguille à la vitesse d'un bon ralenti, et comme mon fil est démesurément long, il me faut un certain temps entre chaque point.
C'est aussi un exercice dangereux, car à chaque fois, si je n'y prends garde, je risque de me piquer le menton, je me donne déjà assez de coups d'aiguille sur les doigts . Mets ton dé, dit ma mère, j'obtempère, mais dès qu'elle a le dos tourné, j'enlève cet affreux accessoire qui me fait l'effet d'une prothèse !
Parfois aussi, au passage du trou dans la toile, le fil se bloque, je tire de toutes mes forces et le canevas prend alors des airs froissés. Le chat qu'il est censé représenter semble m'adresser des sourires narquois, et avec tous ces reliefs involontaires, on dirait qu'il il fait le gros dos, le résultat est assez surprenant, mais très original ! Je pouffe dans mon coin, mais, en revanche, je ne sais pas si ma mère va apprécier !
La voilà qui revient pour voir où j'en suis, je n'ai pas progressé d'un yota, elle se penche sur mon chef-d'oeuvre, ricane mais pour d'autres raisons, aperçoit mon aiguille garnie d'un fil d'une longueur interminable et me lance : la prochaine fois, quand tu voudras faire du bon travail, tu t'abstiendras de faire ces aiguillées de paresseuse !!!
cloclo, ( souvenir personnel de l'expression entendue à la maison et très justifiée d'ailleurs )