VINCENT
J'ai encore reçu
une lettre de Théo ce matin, il me reproche de bâcler mes toiles et de me
répéter. Il y a d'autres choses à peindre que des tournesols et des iris,
dit-il avec une pointe d'ironie. Il voudrait peut-être que je peigne des lagunes
et des arbesques de ciel bleu à longeur de journée ! Pourtant je l'aime bien,
Théo, mais parfois il est maladroit et ne se rend pas compte qu'il me blesse. Je
sais, je suis mauvais vendeur et mes ventes sont un désastre. C'est tout juste
si on accepte que je les donne. Si je me convertissais à la gouache, ça
marcherait peut-être mieux !
L'autre jour, la police a fait une descente chez moi , sous prétexte que je n'avais pas payé mon loyer. Je vais mettre une banderole sur mon toit, ici vit (survit) un peintre fou, ça éloignera peut-être les mauvaises langues. Je n'ai pas besoin de me cacher ni de tenter de voyager incognito, personne ne me reconnaît, ni ici, ni ailleurs. Le bon docteur G. fait tout ce qu'il peut pour adoucir ma vie, mais je sais bien, moi, que c'est un enfer ! Se shooter à longueur d'année avec des toiles et des pinceaux pour ne plus penser, sniffer la peinture fraîchement posée, s'autodétruire à coups d'autoportraits, ajuster son égo aux dimensions de ses toiles, tout cela est d'un triste et d'un burlesque achevé. J'en ai la conscience et pourtant, je ne peux rien changer. Je n'ai même plus le courage de me révolter. Tel est le sort des artistes maudits.
J'enfile mon
caleçon et m'assieds dans mon réduit sur la fameuse chaise que j'ai peinte mille
fois, puis détruite et et saccagée mille fois. J'attrape le berlingot de lait
mis au frais en dehors de la fenêtre, il est glacé, il faut dire que ce temps
pourri n'arrange pas le moral, voilà quatre jours que je n'ai pas vu le soleil.
Comment peindre dans ces conditions, je suis comme une sentinelle embusquée qui
attend on ne sait quoi ou on ne sait qui. Moi, le peintre des espaces et des
couleurs, me voilà confiné dans cet univers fade et étriqué où les églises ne
sont plus que de simples chapelles, et les épées des fleurets. Je pianote sur la
table , caresse machinalement le chat, et m'apprête à entamer une nouvelle
journée qui ne sera pour moi, hélas , comme les précédentes et les suivantes,
qu'une gigantesque mascarade.
cloclo