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Les jardins de Calude
12 août 2014

Hôtel (très) particulier (VII)

VII

 

 Mon pauvre ami, fis-je en soupirant et en levant les yeux au ciel, tu ne seras jamais un aigle, tout juste un aiglon, et encore, un tout petit, le plus faible de la couvée, plutôt un busard ébouriffé et frileux en quête permanente de protection et de tendresse. Ce n’est pas ton mètre quatre-vingt-deux qui y changera grand-chose, les centimètres ne sont -hélas- pas le gage de force mentale ni de perspicacité. Mais je t’aime comme ça, mon chou, on n’y peut rien, c’est la vie… Jacques avait fait la grimace quand il m’avait entendu prononcer le nom de busard, mais son sourire revint quand il comprit que je l’aimais comme il était, avec ses qualités et ses faiblesses. Bon, poursuivais-je, as-tu fait attention aux paroles de Nougaro ? Ben oui, répondit-il. Que disent-elles, en gros ? Elles disent qu’il faut tourner la page ! Eh bien, on y est, souviens toi :

On me tourne pour avancer.

Mais quand on l’est,

Cela signifie que l'on est branché

LA PAGE ! Bien sûr, hurla Jacques, comme si c’était lui qui venait de découvrir l’énigme. La page, oui, la page, c’était facile au fond. Tourner la page, être à la page…Oui, mais on n’a pas trouvé quand même, constatai-je ! Alors que notre fille, elle, si… dit Jacques…Un rapide éclair  d’orgueil passa à ce moment-là dans ses yeux bleus et je compris à quel point il était fier de sa fille et combien il était urgent que nous la retrouvions…

Entrez donc, fit la voix, devenue aimable et accueillante et prenez une table, vous voyez, il y a le choix. Nous aimerions une place à l’ombre, demanda Jacques du plus sérieusement qu’il le put. J’éclatai de rire et me réjouis de voir mon époux dans d’aussi bonnes dispositions. La VOIX, quant à elle, comprit sans doute qu’on la charriait, mais poursuivit néanmoins du même ton froid et monocorde : attendez la venue du serveur, il va s’occuper de vous. On s’assit à une table, la première devant nous, et nous attendîmes, heureux d’avoir trouvé de vrais sièges et impatients de boire et de manger quelque chose.

La musique s’était soudain arrêtée.

Au bout d’un quart d’heure, un robot, que nous reconnûmes comme étant celui de notre chambre s’approcha de notre table, de son pas lourd et pesant. Il nous tendit la carte. Nous le remerciâmes poliment, sans trop le dévisager pour ne pas le mettre mal à l’aise. J’eus tout le même le temps d’apercevoir ses grosses paluches qui m’avaient tant impressionnées la première fois à l’hôtel et dont les doigts étaient si bien articulés qu’ils maniaient le menu avec souplesse et dextérité. On fait tout de même de belles choses à présent en matière de robotique, dit Jacques, impressionné. Oui, répondis-je, mais cela va encore augmenter le chômage, rien ne vaut le contact humain, combien de mots crois-tu qu’un robot de cet acabit puisse prononcer, en fait ? Je n’en sais rien, dit Jacques, pour l’instant, nous n’avons pas encore entendu le son de sa voix !  Tout de même, ça ne remplacera jamais un être humain, dis-je. Tu n’en sais rien, Nicole, les robots sont peut-être moins grincheux et lunatiques que certains serveurs, et ils enregistrent peut-être plus facilement  le détail de la commande sans oublier la moitié des choses ? C’est à voir, répondis-je, crois-tu qu’il faille donner un pourboire aux robots ? Quand on leur fabriquera des poches spéciales, peut-être, dit Jacques en riant, mais j’ai bien peur que le métal des pièces n’interfère avec la structure du robot et n’en enraye le mécanisme ! C’est tout bénéfice pour nous, constatai-je, de toute manière, nous n’avons pas de quoi payer, on demandera à la VOIX de nous inscrire ça sur notre compte.  Puis Jacques me passa la carte. En fait, il n’y avait qu’un seul menu, nous avions juste le choix entre deux plats :

MENU DE LA CAVERNE ENCHANTÉE

Entrée : cresson de la grotte sur canapé de vase du lac ou tartine de têtards sur  son lit de nénuphars

Viande : cuisses de crapaud façon homme des cavernes ou fricassée de chauves-souris sauce grand-mère

dessert : glace à la mousse d’astyanax mexicanus et sa garniture

Boisson : cervoise des cavernes, brassée ici depuis 140 millions d’années.

Beau programme, fis-je écoeurée. Les fleurs, ça se mange, c’est même très à la mode, dit Jacques. Et le crapaud, ça se mange aussi ? Fis-je dégoûtée à l’avance. On mange bien des grenouilles, pourquoi pas des crapauds. Si ça se trouve, ils vont nous servir César ou même Verduron, tu te rends compte !  Mais puisqu’on ne le saura pas, on avait bien des lapins chez nous autrefois à la campagne, on les connaissait tous par leur nom, on les nourrissait, on les prenait dans nos bras, et on finissait bien par les manger ! Assassin, m’écriais-je scandalisée, si j’avais su ça, je ne t’aurais jamais épousé !! Mais un crapaud n’est pas un lapin, c’est comme une grenouille, dit Jacques, sauf qu’il y a plus à manger. Essayons, on verra bien.

Je dus me résigner à ce choix, puisqu’il il était hors de question de manger des chauves-souris et que ma faim était trop grande pour que je puisse m’offrir le luxe de jeûner.

Le robot s’était à nouveau avancé vers nous. Il reprit le menu d’un mouvement saccadé de sa main droite et attendit notre décision sans proférer la moindre parole. Nous commencions  à nous impatienter quand la voix se fit entendre : dites votre choix et le serveur enregistrera. Jacques lui énuméra donc notre choix et à chacune de ses paroles, on entendait des bruits de mécanique, accompagnés de sifflements étranges, comme si des centaines de petits roulements et circuits se mettaient en route à l’intérieur de son corps et transmettaient l’information au cerveau du robot qui ne fit pas un geste tant que dura l’opération. Puis, à notre grande surprise,  de son bras droit qu’il déploya soudainement, il s’empara du stylo posé sur  la table et l’accrocha derrière la protubérance qui lui servait d’oreille, d’un mouvement automatique et très sûr… J’étais subjuguée.  Voilà qu’instinctivement, il venait de reproduire un geste ancestral et pourtant devenu inutile pour lui, puisque sa condition de robot lui épargnait justement ce genre d’action. Je me suis soudain demandé, si, selon une vieille théorie,  c’était la fonction qui créait l’organe ou l'organe qui créait la fonction et si les robots serveurs étaient susceptibles d’hériter des manies de leurs vieux collègues humains. Une espèce de mémoire du stylo sur l'oreille, en quelque sorte.

Quand l’estomac est vide et crie famine, il est difficile d’entendre un son plus faible que lui ! Je remis donc ces belles pensées à plus tard.

En attendant, je tremblais à l’idée de devoir ingérer un tel  festin, l’arrivée de la boisson fit un peu diversion à mon angoisse. Jacques pour sa part avait sorti un livre du sac de plage et en avait commencé la lecture. Pour me changer les idées, je me mis à lire pardessus son épaule : II est seul dans cette forêt. Pas un bruit, seul. Il est si apeuré qu’il peut entendre son cœur battre. Soudain, un cri. Mais de qui est-il ? Un cri de terreur, ce cri lui glace le sang. Il est de plus en plus effrayé et se met à courir. Il prend ses jambes à son cou, mais dans ce noir d’ébène il ne sait pas où il va.

 

-          Bon choix de lecture, bravo, dis-je, voilà de quoi nous rassurer

-          Vaincre le mal par le mal, il n’y a rien de tel, dit Jacques

-          Je vois que Monsieur a bon moral, ça fait plaisir à entendre !

-          Les épreuves vous forgent le caractère, j’aime avoir peur, affirma Jacques

-          Ah, bon, première nouvelle, mon mari serait-il devenu courageux, tout à coup ?

-          Tout peut arriver, en ce bas monde,  ajouta Jacques

-          Oui, même cet affreux plat qu’on nous apporte, regarde !

-          Bon appétit, ma chérie, dit Jacques en  refermant son livre et en me décochant son plus beau sourire

 

(à suivre)

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Commentaires
P
Je reconnais que d'emblée, ce n'était pas évident...
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E
la page, mais c'est bien sûr ! plein de philosophie et de science, ce conte
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