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Les jardins de Calude
11 juillet 2012

Monsieur Grattepied (4)

 

Les élèves obéirent à cet ordre, non sans éprouver, malgré tout, un certain malaise, qu’ils  n’identifièrent pas immédiatement. Rataplan suivit les instructions du maître, sortit son cahier et commença sa lecture, mais plus le temps passait, plus le malaise s’amplifiait et plus les enfants avaient de mal à se concentrer. Les mots se mélangeaient sur la page, les phrases défilaient dans le désordre, les verbes précédaient le sujet, les articles dansaient en tous sens. Les élèves s’échangeaient des regards furtifs et leurs yeux à tous prenaient la marque d’un étonnement certain. Que nous arrive-t-il ? Pensait chacun en son fors intérieur . Qu’arrive t-il à Monsieur Grattepied ?

Soudain, le jour se fit dans l’esprit de Rataplan et en éclair, il mesura toute l’horreur de la situation. Monsieur Grattepied NE PARLAIT PLUS EN VERS ! Le jour où il avait reçu sa médaille, au moment où il devait justifier d’autant mieux sa récompense, le jour où il aurait dû redoubler de talent et montrer à tous l’étendue et la diversité de ses performances,  Monsieur Grattepied parlait comme le plus commun des plus communs des instituteurs ! Ah ! Quel anathème s’abattait sur eux et sur la classe, quelle malédiction pour ce grand Homme qui se voyait rejeté et exclu du Grand Cercle des Poètes et ceci le jour même de son intronisation.

Rataplan n’en revenait pas, il poussait intérieurement des cris de rage, hurlait en silence à Monsieur Grattepied : Des vers, des vers, Monsieur Grattepied, on veut des vers et rien d’autre ! S’il vous plaît ! Mais Monsieur Grattepied, sans se soucier le moins du monde de la détresse de ses élèves, continuait, d’une voix monocorde et sans intonation aucune, son discours plat et prosaïque, et sans l’ombre de la moindre rime. Le reste de la journée se passa sans que le maître n’ait esquissé le plus petit vers, même pas un minuscule distique de deux ou trois pieds, rien,  il continuait sa leçon de la manière la plus banale qui soit, sans se douter que ses élèves, habitués depuis si longtemps à sa poésie, avaient à présent bien du mal à le suivre. Et ce fut comme ça jusqu’à ce que la cloche sonne la fin des cours

Pour la première fois de l’année, les élèves sortirent en silence et sans chahut de la classe, plongés qu’ils étaient dans la consternation la plus totale.

Le lendemain et la semaine qui suivirent se passèrent comme la veille, sans le moindre changement, et le mois suivant fut comme le précédent, il fallut s’y résoudre : Monsieur Grattepied parlait à nouveau comme tout le monde.

On ne sut jamais pourquoi, mais à partir du jour mémorable où il reçut sa médaille, Monsieur Grattepied ne fit plus jamais aucun vers. Ni à l’école, ni ailleurs.


FIN

 

Cloclo,  juillet 2012

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Commentaires
C
Eh oui, trop de gloire tue la gloire... et l'inspiration parfois. Voilà pourquoi je suis définitivement allergique aux médailles, les plus petites soient-elles...Bonne journée, chère Mony, j'attends le soleil...
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M
A quel syndrome ce cher monsieur Grattepied a-t-il eu affaire ? Comme quoi, il vaut mieux rimer discrètement que de gagner des médailles.<br /> <br /> Toujours beaucoup d'imaginaire, chère Cloclo.
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