C'est quand le bonheur ?
Je suis né un soir d'orage, ma mère est morte en couches, mon père a dit qu'elle ne voulait pas de moi, ou plus exactement que c'était moi qui ne ne voulais pas d'elle. Tu parles ! Il l'a vite remplacée. Je n'aime pas ma belle-mère, elle me bat de temps en temps et ne m'embrasse jamais. Papa et elle se disputent souvent, je pense qu'ils vont bientôt divorcer.
C'est quand le bonheur ?
Je travaille bien à l'école, j'aimerais faire des études, mais on n'a pas d'argent, papa a dit : tu iras travailler à l'usine, comme moi. Les étudiants, ce sont des feignants. Dommage, malgré l'encouragement de mes professeurs, j'ai dû chercher du boulot. Je ne me plais pas à l'usine, il y a trop de bruit et les cadences sont infernales.
C'est quand le bonheur ?
J'ai craqué pour une petite serveuse du bar des Hirondelles. Elle est mignonne, mais je suis timide, je n'ose pas l'aborder, quand elle me rend la monnaie, je garde les yeux baissés. J'essaierai plutôt demain. Si j'en ai le courage.
C'est quand le bonheur ?
J'ai eu quarante ans hier, papa est mort le mois dernier, sans que je l'aie revu. J'aurais bien voulu l'embrasser une dernière fois, mais j'ai su trop tard qu'il était si malade. Je suis au chômage depuis six mois, j'espère pouvoir conserver mon studio.
C'est quand le bonheur ?
C'est dur, la
rue, surtout en hiver. Je m'installe de plus en plus dans les couloirs du métro,
quand je ne me fais pas chasser. J'ai de bons copains de cloche, on se serre
les coudes. On partage nos sandwichs. Parfois, on se castagne un peu aussi. On
est moins malheureux.
C'est quand le bonheur
?
Hier, j'ai franchi le pas.
Au loin, un roulement sourd qui s'attarde et gronde dans ma tête. Puis s'amenuise jusqu'au grand silence. Finis les longs jours inutiles, le froid, la faim, les bastonnades, les humiliations, les souvenirs qui blessent, les rendez-vous manqués.
Je ne souffre plus, j'ai l'impression de rajeunir, je suis frais et léger.
Je n'ai plus mal aux pieds.
J'aperçois des ombres qui dansent au ciel, une nuée de petits hommes blancs qui volent à ma rencontre. Ils ont le sourire aux lèvres, leurs mots sont notes de musique, leur langage symphonie.
Je me sens
enfin pousser des ailes.
cloclo, 8 février