Jojo la terreur
A quatre ans, Jojo avait déjà tout compris ; que, du haut de sa petite taille, il avait déjà acquis un certain pouvoir sur le monde. Ne lui suffisait-il pas, à la récré, d'une bonne baffe sur la joue pour intimider celui qui avait eu l'audace de lui piquer sa balle ? Une fois son acte accompli, il contemplait avec fierté sa main, encore rougie par le coup bien placé, et se disait, en son jargon enfantin, que si ça continuait, il allait sûrement devenir le gros dur de l'école. Il lui suffirait de perdre un peu de graisse et de gagner du muscle en échange. Juste l'inverse de papa. Après, tout serait question d 'entraînement. Il avait le temps.
Même avant cet âge, il avait tout compris : la main sur la poignée de porte, et hop, la porte s'ouvrait. Le doigt sur l'interrupteur : et hop, la lumière jaillissait, la main sur le robinet, et hop, l'eau coulait à flot, il suffisait de tourner dans le bon sens. Il avait appris aussi que la main ne sert pas seulement à caresser les joues de maman ou à tenir la sienne bien serrée en traversant la rue, mais aussi à empoigner le biberon à deux mains pour montrer qu'on peut désormais le boire seul. Et pouvait aussi servir d'arme au besoin pour asséner un bon coup sur la tête de sa grande soeur. Ce que papa, psychologue, considérait comme les conséquences déplorables de la toute puissance infantile, et maman, dans son langage d'artiste, comme un simple détournement d'objets.
Il comprit aussi assez vite que la main n'a pas été créée essentiellement pour tirer la queue du chat et lui jouer un bon tour, ou pour enfoncer deux doigts dans la prise électrique pour voir si on va s'éclairer de l'intérieur comme un lampadaire. Ou encore pour ensabler les yeux des gamins dans le bac à sable du square.
Ou pire, de griffer comme un lion la
petite soeur de Jules venue jouer les trouble-fête. Non, ça, c'était du
passé.
Jojo avait grandi, il ne menait plus les mêmes combats, c'étaient
des guerres plus justes, plus équitables. Des combats D' "homme à homme". Au
lieu de s'en prendre aux plus petits, il ne redoutait plus à présent d'affronter
ses semblables, et même au besoin les gars de mat sup, s'ils les
trouvaient trop agaçants, mais c'est bien tout. Souvent, désormais, il se
contentait de lever la main sur eux, sans les frapper, juste pour les intimider.
Jojo se rendait compte en fait qu'avec le temps, il avait de plus en plus d'emprise sur les choses et qu'il n'était pas nécessaire de frapper pour les obtenir. Non, juste un peu de technique et de savoir -faire, et c'était tout.
Un doigt sur le poste : et hop, on avait la musique. Un doigt sur la souris, et hop, on entrait dans le site jojolaterreur.fr, c'était simple comme bonjour. Un autre clic, on tombait sur ses playlists et ses jeux favoris. De quoi laisser papa maman tranquilles pour une bonne heure. Après, c'était la télé. Quelques manip bien faites et surtout dans le bon ordre et on avait guli ou Disneychanel. Pas plus compliqué que ça.
Mais le moment où Jojo avait le plus l'impression de dominer le monde, c'est quand il s'était aperçu que d'un seul clic bien placé sur la télécommande, on pouvait faire taire les gens, disparaître les éléphants, ou zapper les montagnes, gommer les catastrophes, interrompre les débats , et même couper la chique au président. Et le remplacer par Caliméro ou Bob l'éponge. Et ça, c'était la plus belle chose qui soit au monde.
A ces moments, il se rengorgeait comme un oiseau qui gonfle ses plumes et contemplait sa main avec fierté et tendresse.
cloclo, 31 octobre