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Les jardins de Calude
13 août 2015

LE TROPHÉE

ici-parle-francais

 

Jeudi 8 mars (20 heures)

Cher Journal,

Mon père, ce héros au sourire si doux cache bien son jeu, car en fait, c’est un pur tyran. Diplômé des grandes écoles, amoureux de la langue française et de ses mots rares, ses néologismes, ses apax, sa langue régionale, son argot, il n’a de cesse de nous débiter ses curiosités linguistiques dont nous ne comprenons pas, Juju et moi,  le premier mot. Lorsque je rentre de l’école en retard et que j’essaie de lui expliquer d’où viennent ces semelles boueuses et le gros trou au bas de mon pantalon, il me crie dans les oreilles :

—    Fi de ces arguties, file à la salle de bains, tu seras privé de télé pendant 8 jours !

Ma mère, qui le craint presque autant que moi, ne moufte pas et ne nous défend guère. C’est une femme fluette, à la silhouette évanescente, souvent « valétudinaire », comme dit mon père, et qui se maintient à coups de vitamines et d’oligoéléments. Sa pharmacie est d’ailleurs remplie de boîtes de pilules, gélules, cachets inutiles et périmés. De temps en temps, mon père, sur un coup de colère, attrape rageusement la boîte, et sans faire aucun tri, il en jette le contenu à la poubelle. Autant dire qu’à ces moments - là, Juju et moi, on a intérêt à fermer notre boîte à camembert !

Ma mère proteste comme d’hab sur un ton plaintif et mon père hurle : arrête donc tes rodomontades, tu vois bien que tu te fais plus de mal que de bien avec ces cochonneries. Va plutôt t’aérer au jardin et planter quelques légumes, cela t’occupera et te musclera un peu les bras ! Et surtout, arrache-moi ces horribles jacinthes de l’entrée qui nous emboucanent à longueur d’année. Je t’ai déjà dit que je trouvais les fleurs inutiles. Plante des légumes, des arbres fruitiers, mais par pitié, pas de fleurs.

28 mars (20 heures)

Cher Journal,

Mon père n’est pas un poète, tu t’en doutais je crois, même s’il aime les mots impossibles à prononcer. Il les aime surtout, a dit maman, pour frimer, et surtout nous impressionner, pour nous déstabiliser, pour nous empêcher de lui répondre et de lui tenir tête. C’est un philistin de la communication, a dit maman, un handicapé du dialogue, un coincé de l’échange. Elle a dit ça d’une toute petite voix, quand papa n’était pas là. Sinon…

Je l’aime bien, maman, même avec sa petite voix.

4 avril (17 heures)

Cher Journal,

Elle est jolie, maman, malgré sa maigreur, elle a de jolis yeux verts et un teint « éburnéen » (je viens de trouver ce mot dans mon dictionnaire, car notre maîtresse nous a demandé de le chercher). Mais je le garde pour moi, je ne veux pas que papa le découvre et l’emploie à ma place. J’ai le droit d’avoir mon dictionnaire secret, moi aussi. J’ai trouvé par hasard le mot coquecigrue en en cherchant un autre, toujours pour la maîtresse. Dans coquecigrue, il y a coq et il y a six grues, ça fait 7 animaux dans un seul mot ; c’est joli, j’essaierai de le placer en classe. Même si ça fait marrer les copains.

12 avril (20 heures)

Cher Journal,

Papa est encore en colère. C’est à cause de Juju qui a cassé son anse de sac d’école tout neuf. Il a voulu lui donner une trempe. Mais Juju est pugnace, il s’est défendu du mieux qu’il a pu.  C’est celui de la famille qui ressemble le plus à mon père. C’est pour ça que mon père ne l‘aime pas, parce qu’il ne supporte pas qu’on lui tienne tête.

18 mai (18 heures)

Cher journal,

C’est l’anniversaire de mon père ce soir. Je lui ai composé un petit poème dithyrambique pour avoir la paix pendant quelques temps. Mais je sais que ça ne va pas durer longtemps. Juju a décidé de bouder dans sa chambre et maman a fait un effort pour veiller un peu plus tard que d’habitude. Pauvre maman, c’est elle qui paye les pots cassés, je sens qu’elle est si malheureuse !

7 juin (19 heures)

Papa a remporté aujourd’hui le Grand prix de la nouvelle la plus amphigourique de l’année (c’est le titre exact). Il est revenu à la maison en tenant fièrement son trophée dans ses bras. Je n’ai pas bien vu ce que cela représentait. Il est passé devant nous sans nous saluer et est allé tout droit s’enfermer dans son bureau pour savourer sans doute ce grand honneur. Dès que la clé a tourné dans la serrure, maman s’est retournée vers moi et a mis ses yeux dans les miens, puis a regardé aussi Juju fixement, et tous les trois, instantanément, on est partis dans un énorme éclat de rire…

Ouf, ce que nous a fait du bien !

cloclo (pour Poudreurs, juillet 2015)

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Commentaires
M
Comme quoi il ne suffit pas de connaître des mots rares pour être sympathique.<br /> <br /> Espérons que cette femme effacée trouve un jour ceux pour le quitter.
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