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Les jardins de Calude
8 octobre 2012

JULIUS

clown

 

 

J’avais presque 7 ans, mais je n’étais pas pressée de partager  le monde des grands. Les adultes me paraissaient occuper un espace bien à eux, avec leurs tics de langage, leur gestuelle, leurs exigences et leurs curieuses manies de grandes personnes et je veillais chaque jour à ne pas empiéter sur un territoire qui n’était pas forcément une terre ennemie, mais un pays que l’on n’a pas encore envie d’explorer ; je m’asseyais donc à l’écart, en traçant une ligne fictive entre moi et les autres, en espérant qu’ils n’aillent pas transgresser mes souhaits et envahir autoritairement mon domaine. Je me plantais sur un tabouret, MON tabouret, placé  près de la fenêtre, et de là me parvenaient des brouhahas inaudibles, des voix qui se croisaient, s’entrechoquaient, s’harmonisaient parfois, mais le plus souvent parvenaient à mon oreille en une assourdissante cacophonie. Que pouvaient-ils donc se raconter de si indispensable ?

J’ai calculé que les adultes, quand ils sont plus que deux dans une pièce, passent l’intégralité de leur temps à papoter entre eux

J’étais assise seule, à l’écart, en triturant Julius, le vieux clown au corps usé et à l’œil un peu éteint d’un très ancien Noël. Je ne lui parlais pas, comme le font parfois les enfants uniques, avides de compagnie. Non, moi, je me contentais de l’écouter, et ce qu’il avait à me dire était autrement important que ce qui se passait là-bas, au-delà de nos limites. Bien sûr, il me fallait tendre l’oreille, mais Julius avait une voix haute, distincte et bien posée, c’était  pas comme les clowns que l’on voit ordinairement au cirque et vous crient des niaiseries du genre : ça va bien les infants ? Vous vous amusez bien ? Et accompagnent leur discours de quelques pirouettes ridicules. Julius était un clown triste, mais tendre, patient, attentionné, toujours à mon écoute. On avait formé une espèce de pacte implicite entre nous par lequel je lui avais fait jurer de ne jamais me parler des parents, de l’école, des punitions, du brossage des dents et des épinards. Pour ma part, j’avais promis de taire son physique un peu délabré et son œil qui pendait légèrement du côté de sa joue gauche. Ainsi que la tache de grenadine indélébile qui décorait malencontreusement son beau gilet blanc.


En dehors de cela, on pouvait parler de tout. Enfin, je veux dire, IL pouvait tout me dire, et c’est ainsi qu’il me raconta son enfance malheureuse dans un cirque minable du fin fond de l’Italie, ses patrons qui le battaient comme plâtre, et les jours où, faute de spectateurs, il ne pouvait manger à sa faim. Et Jojo le singe, qui mourut un soir dévoré par un molosse. Parfois, c’était si triste que je versais de grosses larmes et maman me voyant pleurer ainsi, culpabilisait en croyant que c’était sa faute. Pour m’amuser, je décidais de n’apporter aucun démenti à cette idée, et quand elle voulait me prendre dans ses bras pour me consoler, je la repoussais énergiquement.

J’acquis vite la réputation dans la famille d’une fillette solitaire, voire asociale, au caractère secret, impossible à gérer, enfermée dans un monde bien à elle et mes parents craignirent pour moi les pires pathologies. Quand je me sentis menacée, je m’en ouvris à Julius, qui resta de marbre et me conseilla de ne rien changer à mon attitude. Les adultes ont besoin d’être un peu éduqués, me dit-il, je ne vois pas pourquoi seuls les enfants devraient obéir. Je tapai dans mes mains d’une manière très bruyante, ce qui attira maman qui, rassurée par mon sourire radieux, se dépêcha de regagner la cuisine où flottaient des odeurs de gaufres ou de crêpes… On dirait qu’elle va mieux, confia ensuite maman à mon père.  Un peu plus tard, Julius me dit combien il était épris de Lola, la belle écuyère, et comment il aurait pu l’épouser sans l’affreux accident qui était arrivé un soir, où un orage soudain avait fait se cabrer le cheval. La belle écuyère en avait perdu   l’usage de ses jambes et avait dû renoncer à son ancien métier. Il ne l’avait plus jamais revue. Ce fut pour moi une nouvelle occasion de verser de grosses larmes, que maman interpréta aussitôt comme une rechute.

Ainsi, la vie de la famille, sans qu’elle s’en doute le moins du monde, était assujettie aux tribulations de mon vieil ami le clown et aux épisodes souvent catastrophiques de son existence, qui m’affectaient si profondément.  Mes parents étaient aux cent coups et ne savaient que faire pour me sortir de là. Me voyant constamment en compagnie de cet affreux jouet difforme qui ne présentait aucun intérêt à leurs yeux, ils décidèrent un jour de le faire disparaître et à mon insu allèrent le jeter à la poubelle.

 En rentrant de l’école ce jour-là, je cherchai Julius partout, dans ma chambre, sous mon lit, dans toutes les pièces de la maison, en vain…je criais, je hurlais, je tapais du pied, je finis par me rouler par terre dans une crise proche de l’hystérie. Maman s’approcha doucement de moi et me dit : ma chérie, tu vas bientôt avoir sept ans, c’est ce qu’on appelle l’âge de raison. Je comprends ton chagrin, mais il y a des moments dans la vie où il faut savoir se séparer des amis que l’on aime. Tu sais, je vais te confier un grand secret, tu es la seule à le savoir aujourd’hui, même que ton papa n’est pas au courant !

C’était bien la première fois que maman me portait un tel intérêt et m’offrait sa confiance d’une manière aussi totale.

Mes yeux étaient encore tout embués de larmes, mais je pris sur moi-même pour relever la tête et pour bien accrocher son regard, ce qui m’arrivait très rarement. Ses yeux à elle étaient aussi humides, on aurait dit qu’elle allait pleurer. Elle poursuivit, en baissant la voix et d’une manière presque inaudible : ma chérie, tu sais, tu auras bientôt un vrai compagnon de jeu, il va te falloir un peu de temps pour t’occuper de lui, car il va réclamer beaucoup de soins, du moins au début…


Je n’en croyais pas mes oreilles, tout à coup tout redevait lumineux, je retrouvais enfin ma vraie place dans la famille, j’allais pouvoir m’occuper d’un bébé, d’un vrai bébé à qui je pourrais m’adresser, apprendre toutes les choses que je savais déjà et même plus tard lui parler de la vie de Julius, le clown  de mon enfance, celui  qui avait tellement compté pour moi et m’avait tant aidée à combattre ma solitude. J’étais certaine qu’il serait  heureux de connaître l’existence passée de Julius et d’entendre le récit de toutes ses aventures. Même les plus tristes.

 Mais en attendant, pour célébrer son arrivée parmi nous, j’allais lui acheter un nouveau clown, plus pimpant et plus résolument joyeux que l’autre, et je m’arrangerais pour que le remplaçant de Julius n’ait, pour l’instant,  que de merveilleuses histoires à lui raconter.

 

Cloclo, 8 octobre 2012

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