La daube

Il va encore me demander, mais je répondrai fermement : pas ce soir, j'ai mal au ventre,  au foie, à la tête, que sais-je encore, je dirai surtout que la daube n'a pas passé comme d'habitude. Je lui ai déjà dit qu'il ne faut pas faire de daube le week-end, encore moins le samedi. La daube, ça ne me réussit pas. Et pourtant, il le sait. Il veut me faire plaisir en faisant la cuisine ce jour-là, pour te soulager, dit-il, d'accord, mais pitié, pas de daube ! Le samedi soir, c'est notre jour, alors, s'il me sert de la daube, c'est fichu, ça me fait un poids au creux de l'estomac et j'ai l'impression d 'en manger toute la soirée. Comment être opérationnel dans de telles conditions ? Ca flingue ma libido, ça coupe mes envies, ça éteint mes désirs.  J'y peux rien, moi, c'est comme ça avec la daube. 

C'est idiot, car tout le reste de la semaine, on n' a pas le temps, on est fatigués, on a la tête remplie des soucis du boulot, plus les gosses et l'école, les courses du vendredi, le judo le lundi, la danse le mercredi, le piano le jeudi, que sais-je encore, et parfois les imprévus, comme le médecin d'urgence, ou comme samedi dernier, la dent du petit . Oui justement, samedi dernier,  avec Victor, on n'a pas fermé l'oeil de la nuit , alors pour le reste, il a fallu reporter... au samedi suivant.

Et le samedi suivant, c'est aujourd'hui.

Il va arriver bientôt, dans son peignoir entrouvert, tout dégoulinant,  l'oeil allumé,   un tantinet lubrique, suivi de près par son after shave, qui ne le quitte jamais en ces circonstances. il va falloir encore lui expliquer et j'imagine déjà sa tête : tu le fais exprès, ma pauvre fille, dis tout de suite que tu ne me désires plus. Oui, dis-le, ça vaudra mieux pour tout le monde. Le voilà qui s 'approche et m'embrasse fougueusement.Je ne fais pas un geste, mais juste une solide grimace. Et dire qu'il ne va pas me croire, c'est un monde , ça, puisque je te dis que c'est cette maudite daube... Tu as dû mettre trop de piment, j'ai l'estomac en feu, j'ai l'impression qu'il va exploser ... Ou c'est le vin qui était aigre, je ne sais pas, moi ! Où as-tu acheté cette piquette ? Monsieur Toque trois étoiles se rebiffe : l'autre jour, c'était la choucroute, une autre fois le cassoulet, la prochaine fois, je te ferai une salade de tomates allégées, ça passera mieux.

Monsieur Toque chevauche une chaise à l'envers, en me tournant le dos. Il boude. Puis il se décide à parler en m'assurant que ça va passer, il suffit d'attendre, dit-il, ou de prendre un alca seltzer. Je ne réponds pas, je remonte les draps , me mets en boule et pousse de petits gémissements à intervalles réguliers. Pour faire plus vrai. Non pas que je simule, mais parce qu'il ne me croit jamais quand je lui dis que j'ai l'estomac fragile. Et qu'il ne supporte PLUS la daube !

On sonne à la porte. Il se redresse d'un bond, la ceinture du  peignoir s'est coincée dans la chaise, c'est nu comme un ver qu'il se précipite à la porte. J'admire son joli fessier bien ferme et son large dos musclé. Mais la daube me rappelle vite à mon devoir. Celui de ne rien tenter ce soir.

-  Ah ! Bonsoir, maman, entre donc, on ne t'attendait pas ce soir. Françoise est souffrante, il faut la laisser dormir, mais tu prendras bien un reste de daube ?

- Mais avec plaisir, mon grand, j'adore TA daube, tu la fais tellement mieux que moi !

Ouf, je suis sauvée, du moins jusqu'à samedi prochain.

cloclo

(Poudreurs, thème : procrastination)

Comments

[plumeagile02]

oui, j'espère qu'à cette occasion, son mari lui cuisinera un plat un petit peu plus raffiné ! Et qu'il pourra enfin conclure !! Bises. cloclo

[ludmilla]

J'ai très envie de marier ton écriture à l'humour, ça marche à tous les coups. Justement la veille de la "fête de la femme" voilà encore une bonne excuse que Françoise pourrait utiliser !