SUPER EDITH

Dans sa petite loge, où s'affairent maquilleurs et  habilleuses, la chanteuse s'impatiente :  "eh, Jo, il faut que je t'arrache les amygdales pour que tu  ne dévies pas avec ton crayon  ? Regarde, tu as bavé du côté gauche, de quoi j'ai l'air, maintenant ? On dirait que j'ai l'oeil au beurre noir. L'artiste est folle-furieuse, Jo a massacré son regard de braise par ses maladresses et ses surcharges de rimmel. Elle en pleurerait bien, si des larmes de derrière minute ne devaient encore aggraver l'ampleur du désastre. On entend déjà la rumeur de la salle qui s'amplifie, le public s'impatiente et anticipe ses ovations en frappant dans ses mains. C'est au tour de l'habilleuse de prendre le relais et enfile délicatement la petite robe noire en essayant d'éviter la magnifique chevelure ébène bien laquée. "Simone, tu as encore coincé la fermeture dans ma combine, à chaque fois, je te le répète, fais donc attention, cette robe ne fera pas les dix galas prévus, si ça continue... et le noeud de la ceinture, il pendouille d'un côté, essaie donc de me l'arranger  un peu mieux. Et ces bas qui tirebouchonnent sur mes mollets, c'est du travail, ça ? Décidément, je suis entourée d'une bande de nases et d'incompétents !"

Elle devient de plus en plus nerveuse, la chanteuse, moins d'un quart d'heure pour elle et ce sera son tour, et cette effervescence dans la salle qui la trouble. Le public sera-t-il intraitable, impitoyable, ou au contraire dans ses bons jours, indulgent, généreux ? Tout dépend, bien sûr , de sa prestation, à elle, mais aussi et surtout des dispositions et de  l'humeur du public de ce soir. Pourtant, elle se sent prête, elle a tellement répété, tant exercé sa voix,  s'est tant épuisée en  vocalises et a si bien soigné , et d'une manière très professionnelle, sa gestuelle et ses mimiques, pris des airs de circonstances devant sa glace,  confié à son miroir ses meilleures poses, ses plus beaux effets.

Mais à présent, elle se sent vidée, elle a l'impression d'avoir oublié toutes ses paroles, toutes les subtilités et toutes les nuances du chant. Elle transpire à grosses gouttes. Simone lui passe un gant humide sur le front. " Attention, grosse gourde, tu vas gâter mon maquillage !"

Ca y est, le moment est venu, les appels redoublent de vigueur et cette fois, c'est son nom qu'elle entend prononcer par une foule en délire : E-diith, E-diith, crie-ton de partout ! Le noir se fait dans la salle. Le rideau s 'ouvre. Soucieuse de ne pas rater son entrée, Edith s'avance vers son public tout sourires, à pas mesurés et avec beaucoup d'élégance, en écartant les bras, comme si elle voulait l'étreindre, s'empare du micro à la manière d'une vraie pro, et dans sa petite tenue noire, simple et seyante, elle fait vraiment illusion. Elle a juste pris un peu d'embonpoint, ces temps derniers, et se dit, en son for intérieur, qu'il serait mieux pour elle qu'elle ne gesticule pas trop en chantant. On ne sait jamais, un incident est si vite arrivé ! Mais le public, qui la dévore des yeux,  n'en a cure, il a l'air bien disposé. Elle entame alors de sa plus belle voix :

Allez venez! Milord
Vous asseoir à ma table
Il fait si froid dehors
Ici, c'est confortable
Laissez-vous faire, Milord
Et prenez bien vos aises
Vos peines sur mon cœur
Et vos pieds sur une chaise
Je vous connais, Milord
Vous ne m'avez jamais vue
Je ne suis qu'une fille du port
Une ombre de la rue...

On s'y croirait, la salle est en délire,  certains n'hésitent pas à chanter avec elle, il faut dire quelle est tellement connue, cette chanson, que tout le monde ou à peu près peut l'accompagner. L'artiste se sent encouragée, et braille de plus belle, pour avoir le dernier mot. Ce n'est pas du Piaf, qu'elle interprète, mais du super-Piaf, elle pourrait se passer de micro, tant sa voix porte.  Juste quelques ratés ici ou là et un trou noir vers la fin, elle a toujours eu du mal, dans les aigus, mais dans l'ensemble, elle pense s'en être bien sortie.

Après cette interprétation très personnelle de la chanson, l'artiste regagne les coulisses, la petite robe noire a tenu le coup, c'est déjà ça, pour le reste, il faudra attendre les résultats. Face aux quatorze autres candidates au titre de Miss Sosie de Piaf,  ça ne va pas être facile.

cloclo, 21 avril 2010