La mère de tous les vices
Bonjour, je m'appelle Charlotte, j'ai dix ans, je
suis fille unique, c'est un grand avantage et aussi un inconvénient, car mes
parents ont toujours un oeil sur moi, quoi que je fasse, et ils ne distribuent
pas les claques équitablement entre tous leurs enfants comme font les autres
parents, c'est moi qui prends tout, enfin, j'exagère ! De temps en temps,
je reçois une fessée méritée ou surtout une punition, on m'envoie au lit
d'office, quelle que soit l'heure de la journée. O délices ! Je peux enfin me
reposer un peu.
Car il faut que je l'avoue, j'ai beaucoup de qualités
(mais si, mais si), mais j'ai un énorme défaut : je suis paresseuse, enfin,
c'est ce qu'ils disent, car tout dépend de la définition qu'on veut bien en
donner. Ma mère me rabâche que les filles ne doivent jamais s'asseoir dans la
journée, sauf pour manger, faire leurs devoirs ou s 'occuper utilement à
ce qu'elle appelle des "petits travaux de dame" : couture, broderie, macramé,
crochet, tricot (mais je ne suis pas une dame, que je sache). Fort heureusement
pour moi, ma mère ne sait ni coudre, ni tricoter, j'ai au moins échappé à
ça.
Quand on est paresseuse, il faut compenser par des qualités
absolument indispensables. Il faut avoir surtout une imagination débordante,
toujours en éveil et adaptable à chaque occasion. Savoir ruser pour ne rien
faire tout en donnant l'impression de travailler. Chez nous, en Lorraine, on
appelle ça bassotter. A la cuisine, par exemple, toujours avoir une
assiette sale en attente dans l'évier qui servira d'alibi si maman ouvre la
porte par surprise : "quoi, tu n'as pas encore fini la vaisselle ?". "
Si, si, il ne reste qu'une assiette" A la salle à manger, laisser
traîner volontairement un torchon à poussière. Et quand elle arrive, fastoche,
j'attrape le torchon , je fais mine d'astiquer le buffet avec vigueur tout en
lui décochant un sourire à faire fondre un champ de neige. Ca peut marcher
aussi.
Pour les devoirs, c'est pareil, toujours avoir sous la main, en dessous de la pile de livres , un petit roman rouge et or ou bibliothèque rose (plus petit, donc plus aisément dissimulable). Moi, mon truc, c'est les revues genre Cinémonde ou Suzette, plus faciles à planquer dans un classeur. Mais ma mère se méfie, elle a déjà voulu vérifier plus d'une fois...
Prendre des airs candides quand on se sent
coupable, y a pas à dire, ça se travaille !
Mes parents sont très croyants, ils m'envoient au cathéchisme. l'autre jour, le curé a dit que la paresse était la mère de tous les vices, je plains cette pauvre femme d'avoir une famille aussi nombreuse et des enfants aussi détestables. En fait, je ne sais pas vraiment ce qu'est un vice, il n'a pas su nous l'expliquer correctement. C'est comme dans la liste des pêchés qu'on doit confesser, il y a ces mystérieuses mauvaises pensées, je ne sais pas trop ce que ça signifie, il ne nous l'a pas expliqué non plus, alors je les ajoute au reste, pour faire comme les copines, on ne sait jamais...
Ma mère n'aime pas beaucoup que je joue, elle dit que c'est du temps perdu, que je pourrais m'occuper plus utilement. A une exception près : la poupée. Elle dit que c'est un très bon entraînement pour ma vie future, surtout pour une fille unique, qui ne peut pas se faire la main sur un bébé réel, alors elle ne dit rien quand elle me voit talquer les fesses, donner la bouillie ou sortir le landau pour promener bébé.
Autre exception, c'est quand je joue aux cartes avec ma tante Léontine, tante Léontine est une vieille femme hyper active et au caractère fort que mes parents ont du mal à canaliser. Alors, pour être tranquilles, ils nous donnent un jeu de cartes. C'est une passionnée de la belote, elle y jouerait pendant des heures sans se lasser et c'est souvent moi qui capitule la première (prétextant, pour une fois, des devoirs à terminer). Quand Tatie joue aux cartes, je sens très bien qu'elle ne considère pas ça comme un jeu de oisif : elle prend son rôle très au sérieux et met toute sa belle énergie à vouloir me battre et quand je tarde à poser ma carte, elle s'écrie : allez, joue, Charlotte, on n'est pas ici pour s'amuser !
Elle a bien raison, Tatie Léontine, car j'ai toujours pensé que jouer pour
un enfant était un exercice très serieux, qui demande beaucoup de temps et
d'énergie, et qui peut même fatiguer à la longue. Mais allez faire comprendre
ça à vos parents, pour qui se rendre utile, c'est s'occuper à des tâches qui ne
sont le plus souvent que des corvées répétitives et assommantes.
J'ai
hâte de grandir, quand j'aurai 42 ans, je pourrai enfin, comme mon tonton Henri
m'affaler sur le canapé après un repas bien arrosé et piquer mon petit roupillon
sans m'attirer aucune réflexion de la part des adultes. Mais je n'en suis pas
certaine, car je n'ai jamais vu ma mère le faire depuis que je suis née, je
pense que ce genre d'exercice est réservé aux hommes exclusivement.
Bon, je vous laisse, je vais aller prendre mon bain, un grand, chaud et long bain, c'est le seul endroit où ma mère ne me reproche pas de rester longtemps. Mieux, elle se vante auprès de ses amies que si sa petite fille à de nombreux défauts, elle a au moins une qualité : la propreté !! Là, au moins, je vais pouvoir paresser à mon aise, sans être dérangée, pour peu que je m'enferme à double tour !!
cloclo