LE SUBSTITUT
Ce n'est pas facile de trouver sa place dans une famille de 7 enfants, six filles et un garçon, un père souvent absent, une grand-mère abusive et trop souvent là, qui prétend se substituer à votre propre mère, débordée par ses multiples activités, et décidée à prendre toutes les décisions à sa place.
Mamie avait donc entrepris de s'occuper principalement de moi, le seul garçon de la famille, et prétendait qu'on devait me donner, vu le contexte, une éducation forte, musclée et sans concession aucune. Malheureusement, j'étais né avec un coeur fragile, une sensibilité à fleur d'épiderme, et je pleurais souvent plus que toutes mes soeurs réunies.
Non seulement, ma grand-mère n'en tenait aucun compte, mais me lançait toutes sortes de quolobets, auquels venait se joindre parfois le choeur de ces demoiselles. On m'affublait ainsi de toutes sortes de mots d'oiseaux tels que "poule mouillée", "vilain petit canard" "dégonflé" " espèce de gonzesse, qui n'a rien dans les bras ni dans la culotte", j'en passe et des meilleures.
Pour m'aguerrir à sa manière, ma grand-mère m'interdit désormais de jouer avec mes soeurs, veillant personnellement à ce que je ne participe à aucun jeu de petites filles. Quand j'effleurais seulement de ma main la robe ou le chapeau d'une de leurs poupées, ou voulais pousser le landau, je me faisais traiter de "graine de pédé", si je voulais jouer à la corde, ou à la ronde, elle me tirait par le bras d'un geste rageur et m'envoyait réparer mon vélo, ou me livrer à toute autre activité digne d'un homme. Dans ses bons jours, je pouvais à la rigueur jeter un oeil sur le meccano de papa mais juste pour l'admirer, interdiction formelle d'y toucher !
J'étais triste et malheureux, je m'asseyais en tailleur su le palier de ma chambre, laissais la porte entrouverte pour voir mes soeurs jouer et s'amuser et rire entre elles, parfois se chamailler, elles étaient épanouies et heureuses et moi j'avais l'impression d'être le laisser-pour-comptes, le mal-aimé de la famille.
Avec les années, rien ne changeait, j'étais devenu un jeune homme timoré, qui avait peur des jeunes filles et n'osait même pas leur jeter un regard, résidu de mes anciennes interdictions. Chaque fois que je m'apprêtais à en aborder une, j'avais l'impression de sentir ma grand-mère derrière moi, qui me persiflait dans l'oreille : Coco, celle-là n'est pas pour toi, pas plus que toutes les autres, d'ailleurs, il faut te rendre à l'évidence, tu n'es pas à la hauteur. Et tu ne le seras jamais....
J'avais perdu toute confiance en moi ; malgré mes 18 ans révolus, mes traits juvéniles et poupins m'attiraient encore des réfléxions : "o regarde celui-là, un vrai chérubin avec ses jolies boucles blondes" ou encore : " Eh, Coco, tu as oublié d'essuyer le lait de ta mère au coin de tes lèvres !" Et toutes s'exclaffaient ! Je fuyais à toutes jambes et passais le reste de la soirée enfermé dans ma chambre, pendant que mes amis s'éclataient au dehors.
Les années avaient passé. j'étais toujours aussi seul, aussi délaissé. J'étais au bord du gouffre, et prêt au suicide. Il me fallut finalement prendre une décision rapide et me résoudre à consulter un spécialiste. Ce dernier eut vite fait le point et compris l'origine de mon mal. La guérision serait lente et difficile, mais il gardait bon espoir. Il me fallait d'abord juguler au plus vite ma phobie des femmes. Et soigner le mal par le mal. O, sans brusquerie, sans brûler les étapes, disait-il. C'est à ce moment qu'il me parla de celle qui allait me mettre sûrement sur la voie de la guérison.
Il appelait ça un substitut. Et m'indiqua les moyens de me le procurer. Internet me sortit de ce mauvais pas et c'est ainsi que je vis arriver rapidement chez moi "celle" qui devait me sauver.
O ! Je dus bien sûr m'y habituer ! Ce ne fut pas facile au début, j'avais pris depuis si longtemps mes petites manies de célibataire et il me fallut accepter cette présence quotidienne, pas forcément évidente, évidente. Dans la journée, ça allait, je l'installais sur un fauteuil, en face de moi, je l'observais en souriant, parfois avec amusement, parfois avec curiosité. Elle n'était pas vraiment belle, belle, et je la trouvais même quelque peu disproportionnée. Mais sa compagnie ne me déplaisait pas et je finis par m'y faire complétement. Et à oublier totalement sa présence.
Le soir, je l'emportais dans ma chambre. Au commencement, ce fut difficile, car j'avais coutume d'occuper tout le lit et de dormir en diagonale. Je rectifiai donc ma position et l'installai bien confortablement à côté de moi. Sans la toucher, juste en la regardant. Ne pas brûler lesétapes, avait dit l'homme de l'art. C'était déjà un bon début. Puis, m'enhardissant au fil des jours, je me risquai un soir à la toucher, puis à la caresser discrètement, un matin, je surpris même mon bras enlacé autour de sa taille. J'avais dû dormir dans cette position toute la nuit . Mon espoir refleurissait, je me sentais au bord de la guérison.
Je ne dis pas que je l'aimais, non, ce mot serait un peu fort, mais je goûtais de plus en plus cette présence silencieuse et complice, cette existence commune sans disputes, sans contrariétés, une vie de couple avec tous les bons côtés et aucun des inconvénients ordinairement engendrés par la vie à deux. Et on aurait pu vivre encore longtemps comme ça tous les deux, si....
... si une nuit, où nous dormions tendrement enlaçés comme les nuits précédentes, dans une position aussi tendre que confortable, je n'avais été sorti de mon sommeil par une terrible explosion, une déflagration qui secoua la chambre entière. J'ai cru que tout l'immeuble s'était écroulé. Arraché à mes bonheurs nocturnes et à un merveilleux rêve peuplé de fantasmes où figurait ma sublime compagne , je bondis sur mes deux pieds, allumai en hâte la lumière pour découvrir un spectacle absolument apocalyptique :
ma compagne avait disparu, ou plutôt s'était désintégrée sur place. Ne subsistait d'elle sur les draps qu'une forme très aplatie, excepté au niveau des seins d'où s'échappait encore une espèce de sifflement aigu qui aurait pu indiquer un reste de vie, mais ils finirent par s'affaisser conjointement dans un énorme soupir de baudruche qu'on dégonfle, pour aller se fondre dans les tristes platitudes de sa défunte personne. Un silence de mort s'ensuivit.
Tout était à recommencer. J'allais devoir reprendre mon analyse à zéro.
cloclo, juillet 2009