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Les jardins de Calude
16 septembre 2013

Papa n'est pas mort (4)

 

Le soir, dans mon lit, j’ai repensé

 

 

à Madame Gadin, je me suis dit que décidément, elle n’avait guère de goût pour épouser un homme aussi laid. Bien sûr, avec les années, il avait dû vieillir et changer, mais à ce point ! Je n’arrivais pas à me le représenter un instant jeune, beau et mince… Pour moi, c’était une chose impossible. J’essayais d’imaginer mon père actuellement, depuis deux ans que je ne l’avais vu, est-ce qu’il avait beaucoup changé ? Je me le représente toujours aussi grand, séduisant, avec ses cheveux bruns qui retombent un peu dans son cou, maman dit que je lui ressemble, que j’ai le même regard vif, les petits yeux rieurs, la même démarche et la même expression du visage. Je suis fier de lui ressembler, j’espère qu’en grandissant, la ressemblance sera toujours aussi forte, et surtout que bientôt il va nous rejoindre et recommencer à me border dans mon lit comme avant.

J’ai eu du mal à m’endormir, je revoyais la scène du bouquet de tulipes et le vase cassé en mille miettes, un cadeau de papa à maman pour sa fête. Et surtout la tête de Lucas, avec ses yeux cernés de violet, on aurait dit un clown malade et effrayé par la catastrophe qu’il venait de déclencher. Pourquoi les parents se mêlent-t-ils toujours des jeux des enfants, je considère cette attitude comme un manque de confiance total, et cela m’attriste que maman se conduise ainsi à mon égard, je ne suis pas un mauvais garçon, j’ai surtout beaucoup d’imagination et lorsqu’on est à plusieurs, automatiquement, elle se décuple suivant le nombre des participants. Lucas n’est pas un démon non plus, il accepte facilement les jeux qu’on lui propose et je crois que la scène du cimetière l’a bien amusé. J’espère que maman n’a rien dit à sa mère, car cela me ferait du chagrin de savoir qu’il a été réprimandé par ma faute. On en reparlera sans doute demain à la récré.

J’ai rêvé de Monsieur Gadin, il était devenu ce qu’on appelle une baudruche, il ne marchait pas, il avançait en sautant et en faisant de grands bonds saccadés comme les ballons qu’on chevauche sur les plages. Il avait une énorme tête ronde et un nez de bonhomme de neige. Son corps était entièrement transparent, on en voyait tout l’intérieur. C’était dégoûtant. Lucas est arrivé en brandissant, dans sa main droite, une aiguille à tricoter géante… Il s’est avancé tranquillement vers la chose verte et gluante. A ce moment, j’ai entendu un cri déchirant derrière moi et j’ai reconnu la voix de Madame Gadin : Antoine, Antoine… Mais Lucas n’a pas stoppé sa progression jusqu’à lui et d’un geste sûr et précis, il a planté l’aiguille dans le ventre de Monsieur Gadin qui, dans un vacarme assourdissant, a explosé d’un seul coup d’un seul. Puis il s’est répandu en tous petits morceaux qui retombaient lentement tout autour de nous avant de s’immobiliser au sol ; il en tomba jusqu’aux pieds de son épouse éplorée, qui en profita pour s’évanouir.  Ah ! Quel carnage ! On se serait cru à la guerre. Je me suis réveillé en sueur, j’ai allumé la lumière et regardé partout autour de moi pour voir si des petits morceaux de Monsieur Gadin n’étaient pas tombés de mon rêve jusque dans ma chambre. J’ai regardé sous le lit : non, il n’y avait rien, juste Octave qui me regardait avec des yeux de chat réveillé en sursaut et qui ne comprenait pas mes airs de panique. Je me suis recouché et j’ai essayé de me rendormir vite, car demain, il faudrait se lever tôt pour aller à l’école.

A la récré, le lendemain, j’ai couru vers Lucas, il m’a dit qu’il était désolé pour le vase et que s’il fallait, il prélèverait de l’argent sur ses économies, je lui ai parlé de la menace de maman, mais que je ne m’inquiétais pas trop, car il était rare qu’elle mette ses menaces à exécution. Je lui ai aussi raconté mon rêve, et le sort réservé à ce gros Monsieur Gadin, il a tellement ri qu’il a failli s’étrangler. Madame Pernod est venue nous demander ce qui nous faisait tant rire, on n’a pas voulu lui répondre, elle nous aurait pris pour des fous. Quand la cloche a sonné, elle nous a rappelé que si l’on pouvait chahuter dans la cour, il était formellement interdit de dissiper la classe par le moindre ricanement . On lui a dit d’accord en riant, car on n’était toujours pas calmés. Ensuite, on a pris nos cahiers et Madame Pernod nous a fait faire une dictée, c’était un extrait de Cinq semaines en ballon. La maîtresse se mit à lire lentement :

Le Vic-to-ria pas-sa près d'un vil-la-ge que, virgule, sur sa car-te, virgule, le doc-teur re-con-nut être le Kaole ( k-a-o-l-e, prononcez kaloé) point. Tou-te la po-pu-la-tion ras-sem-blée pous-sait des hur-le-ments de co-lè-re et de crain-te, point virgule, des flè-ches fu-rent vai-ne-ment di-ri-gées con-tre ce mon-stre…

A ce moment, je croisai le regard de Lucas, qui était assis en avant, à deux rangées de moi. Au mot monstres prononcé par la maîtresse, ce fut un fou-rire ravageur qui se déclencha en nous exactement au même moment, et que rien ni personne n’aurait pu arrêter. Nous avions eu sans doute à cet instant la même vision d’horreur de mon rêve passé, je revoyais Lucas brandissant sa flèche (son aiguille) en direction du ballon (la bedaine) de Monsieur Gadin, et Monsieur Gadin explosant en tout petits morceaux, comme aurait pu exploser dans les airs le Victoria du roman de Jules Verne.

Lucas et Théo, chez la directrice et en vitesse, hurla la maîtresse. Et que je ne vous revoie pas de toute la matinée !

Puis reprenant son sang-froid et le contrôle de sa classe, la maîtresse poursuivit la dictée de la même voix monocorde, mais en oubliant d’en détacher les syllabes :

…contre ce monstre des airs qui se balançait majestueusement au-dessus de toutes ces fureurs impuissantes…

Nous écopions d’une punition de trois heures samedi matin, et nous serions en outre privés du gâteau d’anniversaire apporté par Adeline, qui fêtait aujourd’hui ses 9 ans. En revanche, nous n’étions pas dispensés, bien au contraire, d’assister intégralement au déroulement de la fête, ce qui nous parut le summum de la cruauté féminine incarnée en la triste personne de Madame Pernod notre maîtresse.

Il restait à expliquer à maman les motifs de cette punition et ce qui avait motivé nos rires, je sentais que cela n’allait pas être chose facile.

 

(à suivre)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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