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Les jardins de Calude
2 avril 2010

J'ATTENDS LA NUIT

brel32


En 1969, Paul-Robert Thomas, étudiant en médecine à Nancy, grand fan de Jacques Brel, fait la connaissance du chanteur qui donne un récital dans la ville (NB :  J'ai eu l'immense joie d'être dans la salle ce soir-là et j'en éprouve encore des frissons) et sympathisent. Quelques années plus tard, le médecin  décide d'aller s'installer à Tahiti pour y exercer son art. C'est là-bas qu'il retrouve Jacques Brel, qui le reconnaît et qui viendra s'installer chez lui avec sa compagne chaque fois qu'il sera de passage à Tahiti (lui habite aux Marquises). Commence  entre eux une longue amitié qui ne s'achèvera qu'à la mort de Brel.

Jacques est insomniaque. Débutent alors de longues soirées entre les deux homme qui se finissent bien souvent au petit matin. Dans sa langue qui lui est propre, empreinte d'une grande poésie et d'une vision très personnelle de la vie, saupoudrée d'une bonne dose d'humour, Brel se raconte.

C'est  un chapitre du livre que Thomas lui a consacré, intitulé : et la nuit se respire* , qui m'a inspiré ce texte imaginaire où Jacques, en tournée au USA, rencontre trois acolytes dans un bar. Prétexte pour parler de sa vision de la nuit. Texte écrit pour un de mes ateliers  d'écriture.

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J'ATTENDS LA NUIT


Nuit profonde, où chacun attend que l'autre respire. Où chacun attend que l'autre s'exprime. L'homme assis au comptoir soudain rompt le silence :

La nuit, dit - il les Hommes changent, chacun d'eux peut exprimer ses peurs. La nuit, on a  plus de rêve  dans les yeux et dans le coeur.  La musique et les mots prennent des couleurs. Le jour t'engonce, t'étrangle, la nuit, tu es nu. Entièrement nu. Le sommeil n'est qu'une fuite. 

Je l'écoute, bouche bée, surpris par son langage, qui n'est pas celui de tout le monde, des mots qui prennent une telle dimension dans sa bouche. Sa voisine le regarde, médusée  par cette voix chaude et un peu rauque, teintée d'un léger accent étranger. Français, peut-être ?

La nuit est fraîche et tendre comme une peau de femme, comme la main d'un ami. C'est un instant magique qu'il ne faut pas manquer, poursuit-il avec un naturel déconcertant, comme s'il demandait une troisième bière ou un paquet de blondes.  Le tavernier a moins de lettres et en riant, le traite de vieux hibou. La nuit est mère de ce que l'on attend , reprend ce barde  égaré en terre lointaine. Le jour, on attend, la nuit, on fait. Je tends de plus en plus l'oreille pour ne rien perdre de son discours. Le jour est un canal, et la nuit un ruisseau . Et citant Victor Hugo que j'ai lu autrefois : c'est la nuit que l'homme se cherche des ailes.

Intarissable noctambule avide de tanières et de belles de nuit, l'homme s'explique sur sa passion de la nuit et poursuit : Qui viendra me dire que la nuit est faite pour dormir, alors que c'est là que tout s'éveille ? Les étoiles ne vivent pas le jour ! La lune est le soleil des statues, disait Cocteau. Elle donne de la vie aux pierres, elle les ressuscite. Mais je ne sais toujours pas votre nom, belle étrangère ? Je m'appelle Maguy, répond la coquette. Enchanté, Maguy, patron, une tournée pour tout le monde.

Vous comprenez mieux à présent mon amour pour la vie nocturne , et des tavernes tranquilles et non tapageuses qu'on croise parfois dans certains quartiers de la ville ? Ici, l'ambiance est propice aux rencontres, aux nouveaux amis, n'est-ce pas, marin ? Quand j'aurai accompli ma tâche sur ma terre de France, c'est sur une île que j'aimerais me retirer. Je n'ai pas encore choisi laquelle, mais elle sera merveilleuse et c'est là que je finirai mes jours. Le décor, c'est ce qui rend beau. La nuit est une porte ouverte à la beauté et à l'amitié.

Ce doux poète m'a conquis et a éveillé en moi une curiosité que l'on rencontre rarement dans une vie. Je me lève pour lui tendre la main. Je me présente, dis-je timidement, je m'appelle John. Enchanté, John, répond -il avec un grand sourire. Il me tend sa large main et serre la mienne avec vigueur. Je ne peux réprimer une petite grimace de douleur. Et moi, c'est Jacques, je suis en tournée aux USA pour quelques jours, ensuite, je repars vers la France.  Vous êtes acteur, chanteur ? Je  ne suis pas un chanteur, je ne suis qu'un artisan de chansons, vous saisissez la nuance ? Et mes chansons, si je les pense le jour, c'est la nuit que je les écris. Pour mieux penser, il faut fermer les yeux, vous voyez, l'homme est un animal essentiellement nocturne, oui, sailor, comme tu le dis si bien, je suis une sorte de hibou.

Et enfin : Mes chansons, je les écris la nuit. La nuit est magique, rend habile et malin. La nuit, les coeurs sont plus ouverts, les paroles plus libres. C'est une inspiration, que dis-je, presque une conspiration. Se tournant vers Maguy : La tendresse, aussi, est nocturne, Maggy, tu ne me vois pas te dire "je t'aime" en plein soleil ?

Maguy éclate de rire, même si elle n'a pas tout compris, elle sent que cette fois, elle a décroché le gros lot. Le bel étranger parle si bien et a un regard si tendre et des yeux si intensément vivants ! Maguy a soudain l'impression que son coeur va éclater sur le champ.

Le jour m'ennuie et je crois bien qu'il s'ennuie lui-même , dit encore Jacques. Vous parlez comme un livre, risque le pauvre sommelier complétement dépassé par la culture de son client.

On l'aurait écouté toute la nuit. Mais il est temps de regagner ma tanière. Je lui serre la main à regret. Fouillant au fond de sa poche, il me tend un papier, tout froissé, deux places pour son récital, demain soir au  Paradise.

- Allez, Jojo, un dernier verre,
quelque vin, quelque blonde,
J'ai plaisir à te dire
Que la nuit sera longue
A devenir demain.

- Jacques, que fais-tu le jour ?

- J'attends la nuit.

* Paul-Robert Thomas. Jacques BREL, J'attends la nuit, le Cherche Midi, 2001

cloclo, 31 mars 2010

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